24 janvier 2014

Temps de lecture : 23 min

Les Nouveaux Défis du Brand Content 5 : l’importance du récit boosté par un système média

Extrait de l'ouvrage « Les Nouveaux Défis du Brand Content - Au-delà du Contenu de Marque » aux éditions Pearson Village Mondial - Thomas Jamet, le président de Moxie, en collaboration avec Benjamin Richard, décortique les composantes du Brand content...

Extrait d’un entretien avec Vincent Balusseau (@vbalusseau), anciennement directeur général de Première Heure, aujourd’hui professeur de marketing à Audencia Nantes School of Management, où il enseigne la publicité et les nouveaux médias. Sa thèse de doctorat porte sur l’expérience de consommation de séries télévisées, et spécifiquement sur le rôle joué par les dispositifs transmédias dans l’immersion des consommateurs dans de nouveaux univers fictionnels sériels. Il intervient également à l’ESCP Europe, à HEC et à Sciences Po Paris. Cette semaine nous abordons l’importance du système média pour booster le récit et nous attacherons à démystifier le discours autour des médias.

Thomas Jamet : En opposant médias traditionnels et digital, on a tout simplement créé de nouveaux silos, parfaitement artificiels et terriblement contre-productifs pour le marketer, et appauvri les stratégies des marques, alors que c’est la combinaison des canaux qui fonctionne.

Vincent Balusseau : On a nourri des querelles de chapelles entre ce qui relèverait d’un Moyen Âge du marketing et ce qui, au contraire, serait par essence sexy, efficace et efficient. Et ce, alors que l’IAB et d’autres institutions – la dernière vague Datamine de 201195, par exemple, à partir des banques de données de l’Advertising Effectiveness Awards -, des chercheurs (par exemple Naik et Peters en 2009) (96), ont constamment mis en avant les effets positifs des combinaisons offline et online dans des campagnes cross-media – pour utiliser les termes alors à la mode au début des années 2000 – et les contributions spécifiques de tel ou tel medium, ou canal, dans des campagnes actionnant différents leviers.

Le Marketing synchronisé de Marco Tinelli cristallise cet antagonisme farouche entre l’ancien et le moderne : entre ce qui serait inefficace et inefficient, et ce qui permettrait au contraire de « rattraper le consommateur qui va beaucoup plus vite que les marques », nous dit son auteur. Il fait ainsi valoir que l’industrie automobile « persiste encore aujourd’hui à focaliser son attention et la plus grande partie de ses moyens sur des médias qui ne sont tout simplement plus au cœur de la décision d’achat des consommateurs, négligeant dans la même démarche les lieux virtuels où les choix sont réellement faits ». Encore une fois, personne ne peut nier les bénéfices extraordinaires associés à la mise en place d’un écosystème publicitaire piloté par la data, la promesse générique du digital, et qui sera probablement rendue possible par la digitalisation progressive de tous les canaux traditionnels, celle du « bon message au bon consommateur dans le bon contexte », de l’adaptation du message, de l’offre, de la sollicitation, à chaque individu, à chaque instant.

Mais j’ai du mal à appréhender la logique qui consiste, là encore, à opposer aussi rapidement et de façon aussi générale des stratégies travaillant le haut et le bas du funnel – les étapes amont et aval du processus de prise de décision du consommateur dans le cas d’achats impliquants. Les deux, à ma connaissance, sont souvent nécessaires, et ouvrent par ailleurs la voie aux synergies cross-media – et les travaux de Naik et Peters appliqués justement à l’automobile en fournissent précisément une précieuse démonstration. Les priorités évoluent systématiquement, selon les configurations propres à chaque marque. Surtout, n’oublions pas l’importance du récit. Cette capacité, et cette absolue nécessité pour leur survie, qu’ont les marques, automobiles en particulier, par le récit, à entretenir le rêve et à susciter la préférence. or créer des univers symboliques forts implique de manipuler des signes.

TJ : Citons par exemple les deux spots TV réalisés par W+K pour Chrysler, marque mal en point, à l’époque, comme Motor City dans son ensemble (Détroit) : je ne pense pas qu’il ait été possible de travailler d’aussi belle façon la (re)considération de la marque auprès du plus grand nombre autrement que par la télévision.

VB : Oui. Qu’une marque automobile de Detroit, au nez et à la barbe de GM et de Ford, parvienne à s’emparer, littéralement, de la fierté et des valeurs d’une ville toute entière, est remarquable, et surtout terriblement efficace d’un point de vue de la brand equity.

Et on se demande si l’Américain, patriote-moyen exposé pendant la mi-temps du Superbowl à Half-time in America, pourrait encore ne pas considérer la marque. Dans les deux cas, la sursaturation symbolique de la marque permise par ces « grands récits publicitaires » construit de manière exemplaire la brand equity. La création et l’entretien du désir, la construction de marques fortes à même de toucher le cœur du plus grand nombre ne peuvent pas être considérés comme des objectifs appartenant au passé. Comme le souligne l’anthropologue Grant McCracken dans différents ouvrages, et récemment dans Contagious, sans ce type de récit et les significations qu’ils parviennent à transférer aux marques, celles-ci ne sont rien (97). Des coquilles vides, soumises à l’influence des comparateurs de prix, rendues à leur valeur d’usage et d’échange.

Or, pour peu qu’on pousse jusqu’au bout la logique de la création publicitaire de messages automatisés et en temps réel – déjà à l’œuvre dans le display –, grâce à la digitalisation progressive de tous les médias, on risque de déconnecter les marques de la culture populaire. Et je ne parle évidemment pas des marques premium ou de luxe, qui ne pourront pas s’accommoder d’une création trop rapidement pensée, exécutée, retravaillée. Je peux évidemment me tromper, mais j’ai du mal à voir comment la création de multiples supports et formats réajustés en temps réel en fonction de leur performance sur des critères d’engagement comportementaux permettra de travailler la nécessaire part de rêve et la brand equity. Les deux spots Chrysler, mais aussi, et par exemple, les deux spots pour le Guardian – The three little pigs et celui de janvier 2013, le Guardian Observer week-end – exigent des processus de création, de l’idée à la réalisation, de tout premier ordre. Donc des convictions de grands créatifs, la vision d’un grand réalisateur, une collection formidable de talents, et donc, inévitablement, du temps.

Attention, je ne dis pas du tout que les formats publicitaires classiques sont les uniques moyens de générer un « énorme impact sur la pop-culture », pour reprendre les mots de l’initiative Content 2020 de Coca-Cola (98) (99). Un tweet, ou une vidéo tournée en une heure, et tous les types de contenus produits par la marque peuvent « potentiellement » générer un impact fort (100) (comme le tweet Oreo pendant la coupure de courant du Superbowl 2013) pour peu, quasi-obligatoirement, qu’ils soient accompagnés d’une offensive en Paid… de même qu’un contenu généré par une célébrité YouTube ou un parfait inconnu, sur des modalités très différentes, peut faire aussi bien, voire beaucoup mieux, taper plus vite, et plus fort, à un coût parfois sans comparaison avec une approche traditionnelle. Il suffit de passer en revue les « memes » majeurs de 2012 pour s’en convaincre, ou simplement de reprendre un peu de Gangnam Style de Psy. Les notions de « qualité » d’un contenu comme de production value d’un film sont d’ailleurs à revisiter : un contenu « de qualité » est probablement, a posteriori, un contenu dont les communautés se sont emparées… communautés pour lesquelles la production value d’une vidéo peut n’avoir qu’une importance toute relative. À l’inverse, la capacité d’un contenu à être trouvable, immédiatement et simplement partageable – et également optimisé pour une consommation sur mobile – font clairement office de nouveaux impératifs.

Mais je reste convaincu, qu’en moyenne, quels que soient les types de contenus produits ou curatés par les marques, l’exigence de grande créativité fait la différence dans la durée, sur la succession d’expériences proposées par les marques. La qualité de l’expérience immersive proposée par l’advergame d’Old Spice tient aussi, tout simplement, au temps et aux moyens qui ont été laissés aux équipes pour le penser et le développer. Ce qui n’empêche pas que les modèles de conception et de production de contenus, de sourcing des talents créatifs en particulier, doivent profondément évoluer, c’est une certitude et la vidéo de Coca-Cola fournit à ce titre quelques pistes. La création de contenu de « flux », ces contenus créés rapidement, en quantité, à cout réduit, pour nourrir les canaux sociaux de la marque, soulève des défis particuliers, et dans un sens inédit… Ce qui amène les agences et les marques à privilégier des approches inspirées de la newsroom, à même de réagir en temps réel à l’actualité et à coller au plus près à la pop-culture, à l’instar de ce que fait Marcel pour Oasis (101).

TJ : Et, pour faire triompher le moderne, on a non seulement recréé des silos, mais on a aussi parfois versé dans la sur-simplification, en imposant quelques «grandes vérités», elles-mêmes évoluant au gré des buzzwords du moment.

VB : Je ne crois pas une seule seconde que les formules choc « Marketing is dead », ou les affirmations spectaculaires et totalisantes du genre « Companies must build their own media empire » (102),  « Social media must be the glue that holds branding strategy together » (103), ou encore  « Mobile first » (rapport IdC104), fassent avancer les choses. Elles ont certainement le mérite de nous pousser à évoluer, mais elles relèvent aussi, parfois, de l’opportunisme à courte-vue, opportunisme que le marché ne manquera pas de sanctionner. On a imposé la figure unique du consommateur nécessairement 2.0, rétif à tout sauf à la meaningful connection avec les marques. On a multiplié à l’envi les recommandations à valeur de mot d’ordre sur ce qui marche « à tous les coups », le social media, ces dernières années, gagnant haut la main. On a rebattu indéfiniment les mêmes cases success stories emblématiques de l’ère digitale, les Amazon, Nike+ ou Zappos. On a agité des statistiques parfois assez étranges sans aucune contextualisation, et on les a allègrement retweetées quand elles servaient les intérêts de telle ou telle discipline, ou de telle ou telle chapelle.

TJ : Ce faisant, et à coup de grandes vérités, on a mis de côté une partie du réel.

VB : Oui, le réel. L’ici et le maintenant. La diversité des marchés, des parcours clients sur ces marchés (des achats impliquants aux achats routiniers), des objectifs de campagnes (haut ou bas de « funnel », quand celui-ci s’applique), des problématiques marketing et de communications spécifiques de marques bataillant dans des contextes concurrentiels eux aussi forcément spécifiques… L’extraordinaire et irréductible diversité des consommateurs, des attentes et des pratiques, plus que jamais à l’heure digitale.

TJ : À croire, pourtant, au vu du discours actuel, que la fin du marketing aurait aussi conduit à la fin de la segmentation : il y a UN consommateur. Il est maintenant empowered, «multi-device», formidablement 2.0.

VB : Précisons d’abord qu’en aucun cas le digital ne donne lieu à une homogénéisation générale des attentes et des comportements. La dernière vague d’étude Touchpoints 4 de l’IPA rappelle l’évidence en matière de consommation digitale (et d’accès à Internet) (105). La fragmentation des usages, des audiences et des plateformes, le multi-tasking, arguments soit disant massue contre les médias traditionnels, sont des réalités de bases de la consommation du média Internet. Les usages et les pratiques varient à l’envi : du travail à l’e-mailing au surf détente, du temps passé sur les réseaux sociaux aux jeux, des contenus TV visionnés online aux vidéos et aux clips, la messagerie instantanée… et le tout structuré par les devices possédés, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, la localisation géographique, le temps de la journée. Il n’y a pas UN consommateur à l’ère digitale, pas plus qu’il n’y a UN consommateur des médias digitaux. Et il y a un autre vieux truc en marketing qui s’appelle la segmentation. Vieux, mais probablement indépassable. Le principe et l’intérêt de la segmentation, depuis toujours, consistent à découper et regrouper ses prospects et consommateurs en groupes homogènes, distincts les uns des autres : des consommateurs partageant les mêmes caractéristiques, aspirations/styles de vie, potentiel de valeur pour l’entreprise – selon les types de segmentation – pour adapter les pratiques marketing à ceux-ci (le type d’actions, le choix des canaux, le niveau d’investissement, etc.). Parce que, évidemment, et les vépecistes le savent depuis toujours, tous les clients ne veulent pas la même chose, ne se comportent pas de la même façon, et n’ont pas la même valeur pour l’entreprise.

Prenons une illustration simple, que chacun peut répliquer : nos amis Facebook, et leurs comportements. Participent-ils tous, de manière active, à la mise à jour régulière de statuts (et je ne parle pas de leurs éventuelles interactions avec des marques) ? Non, on constate systématiquement qu’une partie seulement des individus participent, postent, créent, interagissent, et le plus souvent, ce sont les mêmes. D’autres ne font que « liker », et d’autres, qu’on ne voit quasiment jamais dans le ticker, ne font que « regarder ». C’est ce que veut dire Martin Weigel, quand, de manière volontairement provocante, il assène : « It’s still mostly a 1.0 world ». Des quantités d’individus sont actifs, certes, mais en moyenne, selon les communautés, les plateformes, les jeux (comme les alternate reality game de marque)… la majorité ne fait que « regarder ». Et quand ceux-là interagissent, c’est avant tout entre eux. La fameuse règle des 90/10/1 s’applique donc (106).

Ceci nous ramène également à ce que je disais plus haut. On a fantasmé le consommateur « flasheur de codes-barres dans un centre commercial » un peu trop tôt, parce que nous, gens des médias, de la publicité, du marketing, sommes plus que d’autres enclins à utiliser Shopsavvy et des applications du même genre. Ce n’est pas parce que les possibilités d’interactions avec les marques existent, sur tout type de device et tout type de plateforme qu’elles sont systématiquement utilisées par le plus grand nombre, et par tous les segments de consommateurs(107). Alors on rétorquera que je ne tiens pas non plus compte, par exemple, de la succession bluffante de projets financés sur Kickstater, dans le jeu vidéo en particulier, de l’extraordinaire dynamisme de la communauté de marque Sephora Beauty Talk, du succès rencontré par la fun page d’Oasis sur Facebook (et la liste est évidemment très, très longue, et particulièrement enthousiasmante) (108). Sauf que je ne dis pas le contraire. Le digital permet de capitaliser, de manière particulièrement vertueuse, efficace et efficiente, sur l’appétit d’interactions et d’implications des individus avec des marques et leurs contenus, avec des associations, des projets, des entreprises…. Mais ceci ne signifie pas pour autant que tout le monde a tout le temps envie d’interagir et de s’engager avec toutes les marques qui peuplent leur quotidien.

Le « second » écran : l’alliance de la TV et du digital : un vrai phénomène de fond ?

L’utilisation du second écran est telle que aujourd’hui nous ne regardons plus la TV comme avant car la télévision est désormais sur tous les écrans : le traditionnel écran dans le salon, la tablette, le smartphone ou bien l’ordinateur ont créé de nouveaux usages, 72 % utilisent un second écran régulièrement (a), 46 % échangent sur les réseaux sociaux (b) et 40 % utilisent leurs tablettes pour trouver des informations sur un programme. Il y a donc fort à penser que cette utilisation simultanée crée de formidables opportunités publicitaires et de contenu. Le top 5 des audiences les plus importantes sur Twitter en France : NRJ Music Awards 2013 (TF1) : 1 447 287 tweets émis, Miss France 457 000 tweets (TF1), le débat présidentiel 360 000 tweets (TF1, France 2), 331 000 pour Secret Story (TF1), 254 000 pour Qui veut épouser mon fils ? (TF1) et 235 000 pour Danse avec les Stars (c) (TF1).

Le Superbowl aux États-Unis est un des événements sportifs majeurs de l’année, c’est aussi devenu un rendez-vous pour les publicitaires qui rivalisent de créativité pour proposer de véritables expériences lors de ce show. L’audience de l’édition 2013 tournait autour de 111 millions de téléspectateurs. La frénésie autour de ce show est telle que 9 % des Américains prennent un jour de vacances le lendemain du match, 3 % déclarent un jour d’arrêt maladie – et génèrent un nombre important de conversations sur les réseaux sociaux (d). Nouveaux usages et nouvelles attentes car désormais les consommateurs attendent autre chose de leurs programmes habituels : interactivité, enrichissement et émotion sont les trois maitres mots de ce que ce sera le futur de la consommation d’information. Ce programme ravit les publicitaires qui ont ainsi accès à un « grand moment de télévision » au travers d’un événement extrêmement populaire et comme on a pu le voir pour cette édition 2013… événement au ticket d’entrée important puisqu’en moyenne, le 30 secondes coûte la bagatelle de 3,5 millions de dollar.

Cette année le Super bowl s’est illustré avec…

Coca-Cola Polar Bear a intégré un dispositif liant le second écran à l’ensemble des publicités diffusées, faisant interagir sur le second écran les iconiques ours de la marque de soda.
 Shazaam a permis pendant la prestation de Madonna de pouvoir débloquer des contenus exclusifs en « shazamant » la chanson, c’est-à-dire en la « scannant » grâce à l’application. D’autres marques ont utilisé ce dispositif, tel que Toyota qui a ainsi fait gagner deux exemplaires de sa Toyota Camrys. Best Buy, l’enseigne retail a quant à elle fait gagner des réductions de 50 % pour l’achat d’un téléphone et on a observé jusqu’à des démarches charity comme celle de Cars.com qui, pour chaque pub scannée offrait 1 $ à une association – jusqu’à 100 000 dollars.

(a) CSA/NPA Conseil fr
 / (b) Nielsen US 2012 / 
(c) TV Tweet / 
(d) Commercial Cost Average.

Questionnons Vincent Balusseau sur ce point

TJ : Les programmes, les séries, etc., sont des marques fortes de notre quotidien, qui génèrent clairement un niveau d’interaction important. J’ai donné quelques chiffres très marquants en introduction de cette partie de l’ouvrage. Mais à t’écouter j’entends qu’il faut là aussi peut-être garder en tête que l’envie de participation, d’interaction, ne caractérise peut-être pas tout le monde ou tous les programmes ?

VB : Les experts se rassemblent autour d’une certitude : la mort annoncée du couch-potatoe, ce consommateur passif de télévision. Il en voudrait davantage, interagirait systématiquement, comme en est convaincu ce VP dont j’évoquais les propos, avec le programme qu’il regarde. Et les success-stories sont nombreuses, en France, Royaume-uni ou États-unis, ainsi que l’attestent les impressionnants volumes de tweets émis pendant des programmes comme le Super bowl, American Idol ou The X Factor, propulsant le programme, et des composantes de celui-ci, en trending topic sur Twitter. Indéniablement, la dimension communautaire turbo-boostée par Twitter modifie profondément l’expérience vécue pour les utilisateurs actifs de Twitter, et probablement également pour les plus passifs d’entre eux. La « conversation » en cours sur les médias sociaux devient un programme dans le programme, une partie immanquable d’une expérience qui se doit donc, impérativement, d’être vécue en live. Nick Burcher revient ainsi sur la rediffusion par HBo de Private Parts, un film de 1997 de Howard Stern. Le film est culte, certes, mais il a 15 ans : l’intérêt est probablement réduit. Sauf que ce même Howard Stern décide de commenter la rediffusion en live, sur Twitter, à la manière des « commentaires du réalisateur » sur dvd. Le (relatif) non-événement se transforme alors en événement majeur, en tout cas pour les fans de Stern, générant, raconte l’histoire, un impact significatif sur les chiffres d’audience de la rediffusion (109).

Ceci étant dit, je pense globalement que l’interaction avec un programme à partir d’un second écran, en situation de réception, sur Twitter, sur une application tierce (Zeebox) ou une application dédiée au programme reste, aujourd’hui, l’apanage d’une frange de téléspectateurs particulièrement impliqués dans celui-ci. Ses fans, donc, même si certains événements télévisés comme les deux investitures d’Obama, les Jeux Olympiques de Londres, notamment, ouvrent des perspectives très excitantes. Tout le monde ne veut pas participer, avec les programmes télévisés pas plus qu’avec toutes les marques. La majorité se contente de regarder bien tranquillement son émission ou sa série favorite, éventuellement d’en parler avec la personne assise à coté, sans forcément filer sur Twitter. À ce sujet, la dernière étude GFK-MRI sur le comportement second écran des possesseurs de tablettes aux États-unis est révélatrice : il faut bien distinguer l’usage d’un second écran pendant que la télévision est allumée de l’interaction effective avec ledit programme à partir de ce second écran (110).

TJ : Et les arbitrages en termes d’investissement doivent tenir compte des promesses futures, mais aussi de la réalité d’aujourd’hui…

VB : Clairement, il faut monter sur la courbe d’expérience et multiplier les expérimentations, montée en puissance sans laquelle il ne sera pas possible d’occuper des positions qui deviendront clés, à terme. Néanmoins, on peut proclamer que plus personne ne regarde la télévision passivement, que tout le monde, a minima, commente l’émission en cours sur Facebook. Le répéter comme une incantation, et ce faisant convaincre certains. Mais les données indiquent autre chose. Aux états-unis, le débat autour des applications transmédias et de leur contribution à la conquête et à la fidélisation des audiences des séries télévisées, et en particulier des nouvelles séries, est ouvert : certains showrunners sont ultra-impliqués, convaincus du RoI déjà palpable associé à ce type d’investissement, tandis que d’autres, comme Steve Levitan, semblent sceptiques, considérant que les chiffres d’audience TV de la série (en direct) ne seront que marginalement impactés par ces investissements, parfois substantiels, autour de dispositifs immersifs sur les nouveaux médias (111) (112).

Le débat se structure alors, fort logiquement, en termes d’engagement versus reach : ces investissements servent-ils d’abord et avant tout à satisfaire davantage les fans de la série, à leur donner la possibilité de s’immerger plus avant dans l’univers fictionnel, à se retrouver entre eux, et à faire du prosélytisme ? Ou alors, sont-ils, également et en parallèle, comme le prédit Carlton Cuse, de vrais instruments, efficients économiquement, permettant d’amener les gens devant la télévision, pour voir les épisodes en direct ? Pour Cuse, « les applications compagnons seront une grande opportunité pour les réseaux de gérer leurs audiences et de les diriger vers leurs programmes. » (113).

TJ : Dans tous les cas, il faut anticiper ! Et le discours actuel a été aussi salutaire, parce qu’il a permis de faire évoluer les comportements et les allocations budgétaires…

VB : Bien entendu. Mais je crains qu’en ayant parfois un peu négligé l’ici et le maintenant dans le discours, afin de marquer les esprits, on ait parfois sur-anticipé, comme le souligne Larry Page. Surtout, je ne pense pas qu’on ait donné aux marketers – et je veux dire à tous les marketers, ceux de Samsung, de Four Seasons et de TopShop, mais aussi ceux en charge de Canard WC, de Lidl et de Paul – des clés leur permettant réellement d’appréhender une réalité évidemment beaucoup plus complexe et changeante qu’avant. Alors évidemment, on peut lire David Armano, Brian Solis ou Seth Godin, et jouer à se faire très peur, ou plutôt jouer à faire peur aux marketeurs ou aux retailers qu’on ne manquera pas d’accompagner. Là, on va se persuader que rien n’est plus comme avant. Que les jours du Paid media, et de « la publicité qui interrompt » sont comptés, puisque c’est dans l’engagement de ces « meilleurs clients », selon les propres termes des trois auteurs ci-dessus, sur les médias sociaux en particulier, qu’on trouvera les clés de la croissance des marques. Et je le répète, personne ne peut nier les vertus de l’engagement. La promesse est bien réelle.

TJ : Le problème est finalement d’avoir opposé quête du reach et recherche de l’engagement. D’avoir présenté le second comme l’alter- native moderne, beaucoup plus efficace et efficiente, au premier ?

VB : Exactement. Parce que non seulement cette vision néglige profondément la réalité des gens, dont on nous a pourtant expliqué qu’ils voulaient participer, et en masse, puisque les possibilités de participation existent. Mais aussi parce qu’elle ne tient pas compte de ce que nous savons sur la manière dont les marques de masse défendent ou font croître leur part de marché. Mais livrons-nous à un autre test simple, après celui consacré à nos amis Facebook. Allons dîner avec la famille d’un cadre sup de la publicité. Repas en famille, donc. Ils sont assis autour de la table. Notons toutes les marques qui de près ou de loin ont été utilisées dans la préparation du repas. Les ingrédients, les plats déjà préparés… tout. Toutes les marques, aussi, qui ont servi à nettoyer la vaisselle, la cuisine, et à rendre le repas possible. on doit déjà dépasser la trentaine.

Maintenant, dans cette première liste, pose-toi la question de savoir avec lesquelles de ces marques tu voudrais établir une « connexion source de sens et de valeur ». Pour ma part, j’ai fait le test l’autre jour, j’ai cherché, et en ai trouvé une, peut être deux, et encore, il faudrait que la proposition de valeur soit vraiment exceptionnelle. Marco Tinelli nous dit : « oui, le consommateur peut rire devant une publicité, voire même la mémoriser, mais ceci n’implique en rien qu’il va passer à l’acte d’achat. Quand il s’agit de choisir et d’acheter, ce sont Google et ses amis sur Facebook qui entrent en jeu. » Alors, de même, quelles sont les marques de cette liste pour laquelle ce cadre sup ou sa femme ont effectué des recherches sur Google ? Et mieux, j’aimerais que tu me trouves une seule de ces marques pour lesquelles ils auraient demandé un avis à leurs amis Facebook.

Alors, on me dira, oui, bon, d’accord, tout ceci ne marche pas nécessairement avec les marques de grande consommation. Ah d’accord, mais alors – et ce serait un pas dans la bonne direction – on est déjà entrain de nuancer les « grandes vérités », qui, rappelons-le, n’ont pas vraiment fait dans la nuance. Normal, elles nous ont après tout été vendues comme des grandes vérités. Alors poursuivons le test, pour oublier un peu les produits de consommation courante. Cette famille est assise autour de la table. Notons les marques de vêtements et d’accessoires. Les chaussures des jeunes filles, celles de Madame, celles de Monsieur, pour commencer par le bas ! Et remontons. Tiens, là, pour le coup, les téléphones ne sont pas loin, probablement posés sur la table. On imagine, là, éventuellement, que Madame et Monsieur entretiennent une relation, plus ou moins nourrie, avec ces marques-là.

Moins, certainement, avec la marque de la paire de chaussures, mais qui sait. Madame peut-être, avec Louboutin ou Manolo Blanik. Probablement pas avec le fabricant de chaussures des deux filles. En tout cas, à eux quatre, cela fait sans doute une quinzaine de marques supplémentaires, choisies et achetées peut-être bien de façon très traditionnelle. Publicité dans la presse, affichage, RP, ont probablement joué un rôle important dans les choix, et l’expérience, l’assortiment, les prix ou la promotion en magasin. Bref, l’ensemble des éléments du mix ont certainement influencé leurs décisions. Pas sûr là encore qu’ils aient une seule fois consulté vos amis Facebook. Leurs proches, plus probablement. Et continuons. Quittons la table. Allons-y pièce par pièce. Recensons TOUTES les marques qui peuplent le quotidien de la famille.

La cuisine, et les marques du blanc, avec lesquelles tu ne fais pas vraiment non plus dans la « connexion source de sens et de valeur ». Le salon, ses produits bruns et ses produits culturels, où, certainement, le digital a joué à plein dans leurs choix, et où on retrouve, qui sait, quelques marques fortes avec lesquelles ils « dialoguent ». La salle de bains, et les produits de beauté de l’épouse. Là, à voir, mais on peut parier qu’elle entretient une relation privilégiée avec quelques-unes des marques, sur Facebook ou ailleurs. La chambre des filles. Ah, des Barbies : les filles passent peut-être du temps sur le site web. Mais Monsieur, probablement pas sur celui de Matelsom, qui lui a vendu le matelas de la chambre à coucher, qu’il a peut-être trouvé via une recherche sur Google, mais avec qui, néanmoins, il n’a pas spécialement envie de nourrir une relation, et dont il n’a peut être pas téléchargé l’application pour smartphone (en ont-ils une ?). Ils reçoivent probablement leur newsletter, et ça doit s’arrêter là.

Enfin, c’est assez simple. On a envie d’acheter l’idée désormais classique qu’une marque doit « au-delà de son spot de pub, créer un ensemble de services interactifs à valeur ajoutée qui améliorent concrètement la vie des gens, en cohérence avec la vision et la promesse de la marque ». (114). Mais gardons en tête le nombre incroyable de marques qui peuplent le quotidien des gens. Ouvrons tous, tous nos placards, pour voir. Il n’y a qu’une poignée d’entre elles avec lesquelles nous voudrions interagir à peu près régulièrement. Tu pars t’entrainer avec ton Nike Fuelband, très bien. Tu commandes ta pizza Red Tomato avec le magnet intelligent, ok. (115) . Pas sûr que Wizir ou Cassegrain parviennent à te capter de la sorte. Pas sûr que la marque puisse proposer une expérience gratifiante, utile… adoptée en masse par ses prospects et acheteurs, qui correspondrait au « rôle » de la marque au-delà de son produit.

Ou plutôt : imaginons qu’ils parviennent à concevoir, sur tel ou tel élément de leur écosystème digital, quelques expériences réellement gratifiantes. C’est tout à fait possible, c’est aussi, peut-être d’abord, un problème de créativité. Mais retour à la case départ, et à la publicité fondée sur l’interruption et la répétition : il faudra faire en sorte que suffisamment de monde y fasse attention, s’y engage, ce qui risque fort de ne pas se produire spontanément, et dans un élan de masse. Je ne suis pas certain que les centaines de milliers de prospects, ou plutôt les millions, que Wizir a besoin d’exposer à sa communication pour maintenir ses parts de marché se précipitent sur iTunes pour chercher leur application, ou sur Facebook pour « liker » leur page.

TJ : Pourtant, derrière chacune de ces centaines de marques, que tu cites et qui sont présentes chez cette famille il y a des marketeurs.

VB : Et oui. Auxquels on assigne des objectifs en termes de brand equity, et surtout, en termes de ventes. Auxquels les uns et les autres expliquent que la couverture et la répétition ne comptent plus. Qu’il faut oublier l’impression publicitaire subie, et les méthodes marketing classiques, pour tout miser sur « l’engagement sur les médias agiles » (et ses fans sur Facebook, par exemple). Parions toutefois que ces marketeurs ont largement perçu les limites du discours actuel, en bons lecteurs des travaux d’Andrew Ehrenberg et du Ehrenberg Bass Institute (116). En résumant à l’extrême, ces travaux menés (notamment) à partir de données de panels Nielsen et TNS mettent en évidence que la conquête de part de marché passe par l’exposition du plus grand nombre aux actions marketing- communication, soit, essentiellement, les acheteurs occasionnels et les non-acheteurs de leurs marques (voir, pour une illustration chiffrée sur le marché du shampoing, l’exemple proposé par Martin Weigel) (117). La croissance implique de travailler la présence à l’esprit des marques auprès de la grande majorité de consommateurs les achetant peu fréquemment, et qui sont fidèles non pas à une mais à quelques marques à l’intérieur de la catégorie (118). Ceux-ci n’iront pas d’eux-mêmes « chercher » une communication de la marque, et encore moins une « connexion source de sens et de gratifications », dés lors que ces mêmes marques font le plus souvent offices d’heuristiques, de raccourcis, permettant de prendre des décisions de manière routinière, en allant vite. Mais ces mêmes acheteurs, sources de volume clé, doivent être exposés aux communications de la marque… dans le métro, à la radio, en display sur Internet… (119).

Le taux d’engagement moyen des « fans » des marques sur Facebook fournit une illustration de cette réalité : les gens sont assez peu concernés. Nettement moins friands d’interaction soutenue avec les marques qu’on ne nous le promet. Ainsi les chercheurs du Ehrenberg Bass Institute ont étudié l’interaction des « fans » de 200 pages Facebook de marques, sur plusieurs vagues de six semaines, et ont pu constater qu’en moyenne, avant et après les changements apportés au edge rank, autour de 1 % des « fans » de pages de marques interagissent avec celles-ci sur une semaine donnée…(120) (121) (122). Et évidemment, ces 200 marques en incluent des grandes et des moins grandes, appartenant à différentes catégories produits – d’implication faible, à implication élevée –, et même des loves marks, selon la définition qu’en donne Kevin Roberts. Or les mêmes équipes ont confirmé, dans le cas de produits de grande consommation, que les segments d’acheteurs réguliers étaient surreprésentés au sein des populations de fans par rapport aux acheteurs occasionnels. Attention, ce chiffre ne permet en aucun cas de tirer de conclusions quant à l’efficacité du marketing sur Facebook.

Ce taux d’engagement moyen, mesuré ici de manière comportementale, ne donne à voir qu’une partie seulement de la réalité, et néglige en particulier le reach occasionné par des posts auprès des fans et amis de fans. Néanmoins, il invite, je crois, à mettre en perspective le discours autour de l’appétit présumé des « fans », et acheteurs réguliers des marques, pour une interaction régulière avec elles, « source de sens et de gratification ». Je ne me retrouve donc pas totalement dans l’affirmation de Marco Tinelli, aussi tentante soit-elle, selon laquelle « aujourd’hui, la communication média intrusive a réduit son champ d’intervention et ne peut servir au mieux qu’à inviter les consommateurs à se faire une opinion à travers une expérience de marque interactive fondée sur le sens. Pour reprendre l’analogie avec le jeu vidéo, la publicité peut servir à inviter les consommateurs dans le jeu, mais l’opinion qu’ils ont du jeu se forgera dans l’expérience qu’ils y vivront ». Voilà pour moi la limite du discours actuel, qui a voulu opposer l’ancien et le moderne, le reach et l’engagement. L’engagement est essentiel, mais ne peut pas se substituer à la quête du reach pour un directeur marketing logiquement pré- occupé par ses parts de marché.

Thomas Jamet – Moxie – Président (Groupe ZenithOptimedia – Publicis Groupe) /  @tomnever
Avec la participation de Benjamin Richard / @Lobz

Thomas Jamet est aussi l’auteur de « Ren@issance Mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » (François Bourin Editeur). Préface de Michel Maffesoli.

Références

  

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