3 décembre 2015

Temps de lecture : 7 min

2040 : faut-il avoir peur du futur ?

Il est légitime dans le champ du commerce, comme dans l'Histoire en général, de se demander où nous allons… nous, les autres, les consommateurs voire les shoppers en tant que protagonistes. La prospective donne des perspectives.

Il est légitime dans le champ du commerce, comme dans l’Histoire en général, de se demander où nous allons… nous, les autres, les consommateurs voire les shoppers en tant que protagonistes. La prospective donne des perspectives.

Une mère suivie de ses deux enfants pousse un chariot dans une allée aux rayons tapissés de pots de yaourt et de crème fraîche multicolores. Une bande de filles déambule dans des galeries marchandes, passant d’un magasin à l’autre, baguenaudant. Un couple de retraités, attablé à la terrasse d’une célèbre chaîne de restauration, sirote un café; autour d’eux, des paquets aux logos de différentes enseignes, récompenses d’une matinée de shopping intense et obstinée. Une file d’attente enserre, tel un serpent, les trottoirs de l’avenue des Champs-Élysées, une file sans fin dont on peut apercevoir péniblement l’origine (en prenant le risque d’un torticolis) : un magasin d’électronique à la mode.

Le shopper existera-t-il toujours ?

Ces scènes qui nous sont familières seront-elles encore d’actualité dans vingt-cinq ans ? Les évolutions que nous vivons ne remettent-elles pas peu à peu en cause le vieux modèle hérité des Trente Glorieuses, symbole de la société d’hyperconsommation, qui a fait la fortune de l’immobilier commercial et de la grande distribution industrieuse au cours des dernières décennies ?

Car il est tentant, en 2015, d’énoncer le futur du shopping à coups de formules définitives. Et d’affirmer haut et fort : « Dans vingt ans, le shopper n’existera plus !  » les robots feront les courses à notre place, les machines -bien plus intelligentes que nous- programmeront ce que nous désirons avant même que nous n’en ayons conçu l’idée…

Fantasme technologique ? Illusion transhumaniste et mégalomane ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que ce scénario est de l’ordre du possible, au vu des évolutions de la technologie. L’histoire commencée sur les étals de « Au Bonheur des Dames » avec Émile Zola, et qui aura connu son acmé avec la fascination pour les choses de Georges Perec, sera désormais bel et bien achevée. Royaume du soleil vert. Triomphe de Blade Runner. Fin de partie à la Cormac McCarthy. Mort du shopper.

Et si les choses se passaient autrement ? Car elles se passeront autrement, c’est probable. Mais comment ? Dans quelles directions ? Gageons qu’il existe une autre trajectoire, peut-être plus heureuse, qui attend le shopper de 2040. Cette trajectoire se dessine aujourd’hui, sous nos yeux. Notre présent est truffé d’émergences annonçant le shopper du futur. Il suffit d’y être attentifs et de tirer ce fil d’Ariane pour nous retrouver nez à nez avec le grand Minotaure commercial de 2040… un Minotaure bienveillant faut-il tout de même espérer.

Cet obscur objet du désir

Car en 2040, notre shopper n’aura abdiqué ni ses prérogatives, ni ses aspirations, ni ses désirs. Le présent nous en envoie les signaux. De fait, cela fait longtemps que le shopping a perdu sa dimension purement fonctionnelle à la faveur d’une dimension beaucoup plus « expérientielle », selon la terminologie des spécialistes de la consommation. Le shopper contemporain est un hédoniste qui est au moins autant en quête d’achats utiles que de surprises qui lui font du bien. Le shopping est devenu un rituel, où l’on éprouve du plaisir -le shopper se récompense lui-même au terme d’une journée, d’une semaine tendue ou compliquée- et où l’on partage des émotions avec les autres (toutes les enquêtes disponibles montrent que la sociabilité familiale ou amicale est une motivation importante du consumérisme contemporain). Ces deux piliers ne se seront probablement pas effrités en 2040. On peut même faire le pari que, dans un monde où la technologie aura accru considérablement son empire sur les êtres, ils seront encore plus solides qu’aujourd’hui.

Dans ces conditions, une projection serait la suivante : pour les courses-corvées, nous serons assistés à grande échelle par des objets connectés -qui bien souvent resteront invisibles à nos yeux : omniprésents, certes, mais discrets et invisibles. Notre vie, de ce point de vue, sera plus facile et nous soupirerons un peu moins devant des queues interminables et bigarrées, qui font notre environnement quotidien. Quant au shopping plaisir, lui, il sera bien vivant et restera la grande affaire du shopper en 2040. Il aura peut-être même monté d’un cran en intensité, en spectacle, en divertissement. Les spécialistes parleront alors du « shopping-désir ».

« Le monde comme un marché aux fleurs »

Inspirés par les films de science-fiction que le cinéma nous a offert en 1973 « Woody et les robots » [Woody Allen] et en 1985 « Retour vers le futur » [Robert Zemeckis], nous avons recruté des observateurs très spéciaux, curieux et passionnés d’évolutions commerciales et consommatoires, six mercenaires-shoppers au cas où il y aurait du grabuge, et les avons envoyé en 2040 dans une ville dont nous tairons le nom, pour nous rassurer sur notre prospective. Voici les rapports d’étonnement qu’ils nous remettaient de retour de leur (pas si) lointain périple. En toute exclusivité bien sûr.

« La première chose frappante, en 2040, c’est que les magasins non seulement n’ont pas disparu, mais ils se singularisent à l’extérieur par une puissante impression de profusion ! C’est bien simple, quand on passe devant eux, on ne peut s’empêcher de penser à des fleuristes, des centaines de fleuristes ! Tous les magasins ressemblent à des magasins de fleurs : fleuristes de téléviseurs, fleuristes de produits de beauté, fleuristes de chocolats fins, fleuristes de vins, etc. Des dizaines de couleurs, des centaines de motifs, de la gaieté à foison… Il faut imaginer le monde devenu un gigantesque marché aux fleurs ! Cette intense attractivité sensorielle donne envie d’en franchir le seuil et de s’abandonner à leurs promesses de plaisirs infinis. D’ailleurs, une fois entré, on y est plutôt bien accueilli. Un œil attentif y découvre l’omniprésence de la technologie, mais celle-ci ne ressemble plus du tout à ce que l’on connaît aujourd’hui. Elle semble être totalement intégrée à l’espace du magasin : on ne la voit pour ainsi dire pas. Mais elle est très pratique : on sait par exemple qu’on pourra payer sans avoir à sortir une carte de paiement. Les vendeurs savent tout de nous, mais restent discrets et attentifs. Tout se fait comme naturellement. Il suffit de dire « j’achète » et tout est réglé. Magie de la fluidité, et surtout, bonheur du futur : il n’est nul besoin de s’encombrer. À moins d’en avoir un besoin pressant, l’objet que vous achetez est livré chez vous le jour même. Et si vous avez décidé de le personnaliser – une pratique banale et facile à réaliser sur tous les produits en 2040 –, le délai peut s’allonger, mais rarement de beaucoup. Profusion et rapidité, voilà comme me sont apparues les deux mamelles du magasin en 2040 ! ».

« Le plus agréable, en 2040, c’est cette généralisation des concepts hybrides qui prévaut partout. Quand nous entrons dans un magasin, nous éprouvons toutes sortes de sensations, sauf une : celle de nous sentir dans un magasin… Sommes-nous dans un café, dans un restaurant, dans une enseigne d’ameublement, qui peut le dire ? En outre, la plupart des shoppers que nous croisons n’achètent pas. Ils expérimentent. Ils sont là pour vivre de belles expériences. Le portable qu’ils ont dans leur poche enregistre tout et ne déclenchera l’acte d’achat qu’au moment venu : dans cinq minutes, dans cinq heures, dans cinq jours, jamais ! La civilisation du client roi est en marche ! Le shopper boit du café ou grignote des tapas exotiques dans des magasins qui ressemblent à des boutiques de fleurs odorantes et multicolores. En réalité, il achète, mais personne ne s’en préoccupe directement : ni le vendeur, ni lui-même. Tout se fait en temps utile. Patience et longueur de temps !  ».

« Le plus plaisant dans les magasins, en 2040, c’est que les gens se parlent. Quarante ans de réseaux sociaux, ça aide ! Une vraie curiosité ! On échange avant de venir, ou on consulte les échanges des autres sur le Web, et cette habitude se prolonge sur les lieux de vente : on demande naturellement son avis à son voisin, et personne ne s’offusque. La réduction du stress (plus de files d’attente), la décongestion des circulations (plus d’embouteillages) – tout cela est maintenant maîtrisé – ont libéré la parole. Et surtout, les shoppers sont tous des amoureux du shopping. S’ils se sont déplacés, c’est que les commandes en ligne ou le lèche-vitrine virtuel ne sont pas leur tasse de thé. Le shopping par contrainte existe de moins en moins, et les mauvais coucheurs font simplement tout sur Internet. Il existe d’ailleurs d’excellentes applications qui agissent à leur place. Mais le shopper, le vrai, lui, est ravi : moins de gens dans les magasins et ceux qui sont là sont comme lui : ils partagent son goût pour le shopping ».

« Le plus décapant, c’est que le “local” est partout : de nombreuses supérettes – comment les appeler autrement ? Elles ont un look délicieusement “vintage” qui ravit encore plus en 2040 !) ont sur leur toit des plantations de fruits et légumes où l’on se sert soi-même. Le vert est omniprésent. Ce monde ultra technologique est aussi ultra vert. Il faut dire qu’il est grand temps. Le réchauffement climatique dérègle tout sur la planète. Les grandes chaleurs se prolongent et succèdent à des tornades ou des orages qui marquent les esprits et occupent une part centrale dans l’actualité des médias ».

« Le plus singulier, en 2040, ce sont ces espaces réservés à la méditation. Il paraît que Nietzsche les avait déjà prévus dans le Gai Savoir. À l’entrée, on y dépose ses appareils technologiques, et les puces que certains ont greffées sur leur propre corps se désactivent automatiquement. Moment de pureté absolue, sans présence électronique. Rituel de la pause, de la relaxation, de la méditation… Ce temps de déconnexion, de détox, est devenu une nécessité pour les hommes et les femmes des années 2040. Il y en a même qui sont spécialement dévolus aux shoppers, entre deux virées. Ces cabines sont des services publics ouverts à tous et… financés par l’État ».

« Le plus surprenant, en 2040, ce sont tous ces lieux où l’on achète des produits d’occasion. Incroyable ! Il y en a énormément. Les gens viennent vendre, recycler ou acheter des produits déjà utilisés. Le fait qui m’a étonné, c’est que la technologie les remet d’aplomb en un tournemain. Certains produits s’arrachent, car ils recèlent une part de passé inestimable. C’est un enseignement capital de ce voyage dans le temps : le monde du futur fait une place de choix aux vestiges du passé ».

Voici le village (mondial) de shoppers, sécurisé, pacifique et euphorisant, tel qu’il ressort du témoignage de nos mercenaires. Un petit mot d’ailleurs sur les conditions de cet enregistrement : le jour où ils nous ont fait le récit de ce voyage, ils avaient les joues rougies par l’émotion. Le débit était rapide, signe de surexcitation. Les yeux avaient ce je-ne-sais-quoi qui brille chez tous les enfants du monde. Dans le silence qui a suivi, on l’a deviné, ils n’avaient plus qu’un seul désir : retourner au plus vite en 2040.

Article tiré de la revue N°15 consacrée au « shopper »
Découvrez la version papier ou digitale

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